Combien de peintres disparaissent en ne laissant derrière eux que de trop rares bouteilles à la mer ?

Voici l’histoire de la rencontre avec un tableau.

 

L’homme décrocha le tableau du mur, puis le posa devant moi, tout contre la porte du garage, dans le contre-jour de cet après-midi de février 2005.

Un personnage surmonté d’une tête sans visage, sans yeux. Le noir du sujet contrastant avec le fond traité en camaïeu de bleu. D’étranges hachures plaquées comme des balafres sombres sur la toile. Le personnage porté par une espèce de nuage blanc. Baigné par une atmosphère indéfinissable, aux frontières de l’abstraction. Un tableau comme un achèvement, une apothéose. Probablement, au vu du style mais aussi des craquelures, une œuvre des années cinquante ou soixante.

« 300 euros, je ne baisserai pas le prix » insista l’homme.

Une fine couche de poussière, symbole discret des dix années passées à végéter dans ce garage de la région parisienne, recouvrait la toile. L’homme s’empressa de la faire disparaître en quelques coups de chiffon. Le tableau avait souffert. Sur les bords, le temps le grignotait inexorablement.

« Un voisin. Il est resté un an. Bonjour, au revoir, pas vraiment de relations entre nous. Mais un jour il m’a donné ce tableau, comme ça, pour services rendus qu’il disait. Je lui avais prêté des outils pour ses châssis. Une bricole, et lui, il m’a refourgué ça. Je lui en veux pas, notez bien. Mais bon, je peux pas mettre ça chez nous, ma femme a poussé des cris d’orfraie quand je lui ai montré… Un sacré morceau. Je l’aime bien pourtant. J’aime cette forme qui ne ressemble à rien. Une femme, peut-être, une japonaise, je ne sais pas… Je viens la voir de temps en temps quand ma femme part au marché. En douce, quoi. Mon pèlerinage du samedi matin. Ma promenade au musée. »

Et l’homme ajouta : « Il est signé, là tout en bas à droite, voyez vous-même. Noir sur bleu. On ne lit plus très bien la signature, mais on voit encore un m et une sorte de J, je sais pas trop. Vous qui êtes de ce milieu, vous le connaissez peut-être ? Un grand type, costaud, aux mains toujours tachées de couleurs, une barbe noire, des grands yeux qui crachent des flammes ».

J’opinais. Oui, j’en avais croisé des comme ça, sur un salon, dans une galerie, lors d’un vernissage. Mais cette œuvre ne me disait rien. Absolument rien. Une drôle de facture. Du métier, ça c’est sûr. Et du dessin. Le personnage semblait pouvoir à tout moment sortir de la toile, une sacrée impression.

« Fichue mémoire. Je ne me souviens plus de son nom. Rien à faire. Ma femme et moi, on l’appelait le peintre, c’est tout. Tiens voilà le peintre qu’on disait, et on n’allait pas chercher plus loin. Quand j’ai su que vous étiez amateur de peinture, je me suis dit tiens ça pourrait l’intéresser ce monsieur. Bien sûr, c’est un prix. 300 euros. Mais on a vu à la télé des tableaux atteindre des sommes pharaoniques dans les salles de ventes. Celui-là, il pourrait bien valoir très cher, aussi ».

 

Alors, je l’ai acheté, sans marchander. Je n’allais tout de même pas le laisser crever dans un garage. Par la suite, j’ai farfouillé dans les archives, demandé un peu partout si on connaissait un m.J mais le tableau a gardé son secret, je n’ai rien trouvé. Rien de rien, pas l’ombre d’une piste. Aucun autre tableau de ce style répertorié dans les musées, pas une ligne dans les dictionnaires de référence. Nulle trace de ce style de représentation. Un homme à la mer, un peintre à l’oubli…

J’ai persévéré, cherché dans les salles des ventes, les brocantes, les vide-greniers, certain que l’œuvre de ce m.j n’avait pu être détruite, ou impitoyablement dispersée par le hasard. Las, je ne sais toujours pas aujourd’hui qui se cache derrière mon tableau… Ce n’est certes pas une chose exceptionnelle de perdre la trace d’un artiste, et de nombreux ateliers sont chaque année dispersés aux quatre vents, sans que personne ne lève le petit doigt. Je vous parlerai ainsi prochainement de Louis Hayet, dont les tableaux furent retrouvés dans une décharge publique…

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